Pourquoi prendre le temps de réfléchir à sa stratégie serait l'apanage des grands groupes ?
- jean-michelbeziat
- 2 oct. 2024
- 6 min de lecture
Article 8 : Sécuriser la prise de décision (2/2)
Dans l'article précédent nous avons mis en évidence l'existence de biais cognitifs qui peuvent perturber la prise de décision en modifiant notre perception des éléments pris en compte et ce totalement à notre insu. Nous allons voir aujourd'hui quels sont les outils qui peuvent nous permettre, non pas de supprimer ces influences, mais de les réduire le plus possible.

Une telle question peut paraître surprenante tellement la réponse semble évidente mais posons la quand même : Qu’est-ce qu’une bonne décision ?
Pour couper court à tous les sarcasmes, disons immédiatement que répondre à cette question : « celles qui génèrent de bons résultats » n’est évidemment pas acceptable. En effet, si nous cherchons à définir un processus qui sécurise le plus possible la prise de décision, une telle réponse qui s'appuie sur le résultat de la décision en question ne nous sert strictement à rien. De plus, si l’on accepte de considérer le résultat d’une décision comme la résultante d’un mix entre la décision en elle-même, le niveau de risque « embarqué », le talent de mise en œuvre de la chose et la chance (ou la malchance…) rencontrée lors de celle-ci, alors il est très hasardeux de considérer que le résultat, bon ou mauvais, d’une décision s’explique uniquement par la qualité ou la pertinence intrinsèque de celle-ci.
Dès lors, le résultat obtenu à la suite de la décision en question ne pouvant être par définition un marqueur de la qualité de celle-ci au moment où elle est prise, est-il possible d’identifier le ou les facteurs clés qui conditionnent la qualité de la décision ?
Pour tenter de répondre à cette question McKinsey a étudié 1048 décisions d’investissements en demandant pour chacune d’elles comment ces décisions avaient été prises (« Réapprendre à décider » - O. Sibony). Ces questions portaient évidemment sur les outils d’analyses utilisés mais aussi sur les processus de décisions mis en œuvre.
Sur la base de cette étude, Mc Kinsey a pu déterminer que la variance du retour sur investissement, soit l’écart entre la performance d’un investissement donné et la performance moyenne des 1048 investissements analysés, est expliquée de la façon suivante :
- 53% par la méthode de décision
- 8% par les outils d’analyse utilisés
- 39% par des facteurs extérieurs sur lesquels le décideur n’a aucune prise
La conclusion de cette étude est que la méthode de décision a 6 fois plus d’impact dans l’explication de la performance que les outils d’analyse utilisés pour aider à cette prise de décision. Dit autrement, les analyses de cash flows, de ROI, de CA prévisionnels ou d’évolution du marché ont 6 fois moins d’impact que la discussion qui a précédé la prise de décision. Lors de cette études, les personnes interrogées ont dû répondre à des questions ayant trait au fait d’avoir pu aborder explicitement les risques et incertitudes liés au projet, à la possibilité d'exprimer au cours de la discussion des avis contradictoires, à la présentation d'éléments avant la décision ayant pour objectif de contredire la thèse de l’investissement, etc.
Cette étude montre qu’entre passer du temps à toujours aller plus loin dans la production de données chiffrées et discuter de façon très ouverte de la décision à prendre, le choix le plus pertinent n’est pas celui que l’on pense.
Evidemment, il ne faut pas aller trop loin et jeter le bébé avec l’eau du bain. Les données analytiques sont importantes mais la décision ne peut pas, ne doit pas, se baser uniquement sur elles. Comme souvent dans ce cas de figure, si l’on pousse le raisonnement jusqu’à l’absurde, il apparaît que le risque n’est pas là où on le pense a priori. Proposons deux situations : d’un côté une réunion de décision d’investissement au cours de laquelle aucun élément analytique n’est présenté pour concentrer la réunion uniquement sur la discussion de la pertinence de l'investissement au regard de la stratégie de l'entreprise, de ses ressources technologiques, humaines, commerciales ou de sa raison d'être, de l’autre une même réunion au cours de laquelle la décision d'investissement se basera uniquement sur la présentation d'éléments analytiques. Selon vous, laquelle de ces deux réunions a le plus de chance de susciter des critiques parmi les participants ? On peut raisonnablement penser que la première approche sera considérée comme la plus absurde des deux, même si la seconde n'échappera pas aux remarques. Et pourtant, l'étude de McKinsey montre que l'entreprise qui met en œuvre la première approche qui a plus de chance de prendre de bonnes décisions.
La conclusion de cette étude est que les dirigeants d'entreprise doivent mettre en place les conditions qui assurent, pour toute décision stratégique, un haut niveau de discussion, de présentation d’alternatives, de remise en cause potentielle de la décision. Sans cela, les décisions seront sans aucune doute soumises aux différents biais que nous avons évoqués avec tous les risques que cela comporte. Or, aujourd'hui, dans la plupart des entreprises, qui peut dire que les réunions de Codir ou de Comex sont des lieux où toutes les idées sont exprimées librement par les participants et non pas des "chambres d'enregistrement" qui valident des décisions déjà prises sur la base de présentations powerpoint conçues pour rendre le projet tellement sexy qu'il serait fou de s'y opposer. Je force volontairement le trait mais pas tant que cela il me semble, non ?

Dans son livre, O. Sibony utilise le terme « d’architecture de la décision » et c’est bien de cela dont il s’agit. Cette architecture s’appuie sur trois piliers :
- Le dialogue
- Le décentrage
- La dynamique
Il est possible de lister pour chacun de ces trois piliers quelques outils à disposition du dirigeant.
Permettre un dialogue le plus, franc, ouvert voire dérangeant que possible :
Avoir un organe de décision le plus varié possible en termes de profils
Consacrer du temps au débat
Distinguer dans l’ODJ les éléments pour discussion et pour décision
Limiter les présentations PPT à la préparation de la réunion, les bannir lors de celle-ci
Interdire :
les propositions binaires et obliger la présentation d’alternatives
les comparaisons à fort impact ayant tendance à supprimer la possibilité de controverse comme « voici le nouvel Uber »**
Ecrire au moment du lancement du projet un mémo sur les raisons de ne pas le faire et le ressortir au moment de la décision
Favoriser le décentrage :
Utiliser des consultants externes sans leur indiquer vos hypothèses
Nommer une « équipe rouge » ou un « challenger externe » dont l’objectif secret sera de trouver dans le dossier les arguments de ne pas faire l’opération et présenter ce travail lors de la réunion
Exiger un scénario noir basé sur des hypothèses dégradées
Multiplier les analogies alternatives pour forcer l’assistance à voir autrement le problème traité.
Adopter une dynamique de décision agile :
Favoriser les relations de confiances et un climat d’informalité dans l’équipe de direction
Renforcer le poids de ceux qui osent aller contre la pensée moutonnière
Faire des tests où l’échec est possible, pas uniquement des pilotes conçus ou prévus pour réussir à tout prix
Se donner le droit de changer d’avis en fonction des résultats ou des difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de l’axe stratégique.
Synthèse :
Notre cerveau est ainsi fait qu’il nous est impossible de nous affranchir de nombreux biais cognitifs qui viennent en perturber le raisonnement au moment de la prise de décision. Ceux-ci sont d’autant plus difficiles à contrer qu’ils se renforcent les uns les autres et sont souvent à l’œuvre de manière insidieuse alors que nous sommes convaincus de maîtriser la situation et d’assurer l’indépendance de notre décision. Initiés par nos modèles mentaux, notre aversion au risque, notre besoin d’être rassuré ou notre difficulté à exprimer nos idées contre l’avis d’un groupe par exemple, ces biais présentent le risque de nous inciter à prendre des décisions sur la base d’une réalité appréhendée de manière erronée alors qu’en toute bonne foi nous sommes convaincus de leur pertinence.
La connaissance de l’existence de ces biais est un impératif pour le dirigeant dont la responsabilité ultime reste la prise de décision finale même si celle-ci est l’aboutissement d’une discussion collective. Discussion préalable indispensable à la prise de décision tant il est démontré que la confrontation d’idées impacte plus la pertinence de la décision que l’analyse des données financières de l’opération. Dès lors, c’est bien sur le processus de la prise de décision que doit travailler l’entreprise pour en renforcer la qualité et réduire le risque de se tromper en toute bonne foi.
Mais quelle que soit la qualité de la prise de décision, celle-ci n'est rien sans une mise en œuvre opérationnelle elle aussi de qualité. Nous verrons dans le prochain article si et comment les entreprises parviennent à mettre en œuvre opérationnellement de façon optimale leurs décisions stratégiques.
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