Pourquoi prendre le temps de réfléchir à sa stratégie serait l’apanage des grands groupes ?
- jean-michelbeziat
- 23 sept. 2024
- 13 min de lecture
Article 7 : Sécuriser la prise de décision

Si vous êtes trop jeunes pour vous rappeler l’affaire des avions renifleurs, vous pourrez chercher sur internet de quoi il retourne. Après avoir lu le détail de cette histoire, il y a fort à parier que vous vous demanderez pourquoi des personnes a priori intelligentes, expérimentées et avec autant de responsabilités ont pu croire à une histoire aussi farfelue. La réponse que beaucoup ont choisi à l’époque, par facilité mais également par un goût très français pour l’auto-flagellation, est que décidément, ces énarques français ne sont pas si malins. Réponse qui aurait pu être éventuellement valide si une histoire extrêmement similaire ne s’était passée quelques années plus tard dans le temple de la tech et de l’innovation mondiale, rompu à l’identification des projets d’avenir : la Silicon Valley. Deux fois les mêmes erreurs, face à la même histoire ou presque, commises par des personnes compétentes et expérimentées, cela ne peut pas être une coïncidence, il y a nécessairement une raison objective qui se cache derrière ces deux échecs retentissants et même à certains égards honteux.
Si des décideurs de la Silicon Valley ont pu être piégées par une histoire similaire à celle des avions renifleurs, la question qui pouvait sembler incongrue après cette première supercherie devient de fait beaucoup plus pertinente :
Sommes nous certains, en tant qu’individu, de réfléchir et prendre nos décisions en toute indépendance ?
Et lorsque que j’écris « indépendance », je fais référence à l’absence d’éléments susceptibles, de façon totalement inconsciente, d’influencer notre compréhension des informations disponibles, notre façon de les interpréter et de les traiter au point d’altérer in fine notre jugement en lui-même.
Cette interrogation nous oblige à faire référence aux travaux menés depuis plusieurs années dans le cadre des neurosciences. Plusieurs livres ont abordé ce thème de la prise de décision, de la façon dont notre cerveau sélectionne et traite les informations à sa disposition et comment les circonstances l’influencent. Parmi la littérature « managériale » consacrée à ces thèmes, il est possible de citer « les décisions absurdes I & II » de C. Morel, « Thinking, Fast and Slow » de D. Kahneman, « Réapprendre à décider » et « Vous allez commettre une terrible erreur » d’O. Sibony (d’où sont tirés les histoires ci-dessus), cette liste n’étant évidemment pas exhaustive. Le lecteur notera au passage que ces trois auteurs ne sont pas des scientifiques spécialistes des neurosciences mais un sociologue pour le premier, un psychologue et économiste pour le second et un professeur chez HEC, ancien consultant McKinsey pour le troisième.
Ce que disent ces auteurs, et ce que montrent nombre de travaux publiés par les scientifiques qui travaillent sur les neurosciences, c’est que notre cerveau et nos process de réflexion sont très loin d’être insensibles aux influences extérieures et ne sont certainement pas des monstres de rationalité malgré les efforts des uns et des autres pour cela. Evidemment, si cela est vrai dans notre vie de tous les jours, comment penser que les décisions prises au cours de notre vie professionnelle échappent à ces travers.
Dès lors, si ces biais sont à l’œuvre à chaque instant de nos vies, alors la prise de décision stratégique devient un exercice à haut risque en lui-même. Nous ne parlons pas ici du risque de se tromper, mais bien du risque d’interpréter d’une façon inexacte une information pour aboutir à une prise de décision qui ne s’appuie pas sur la situation que l’on analyse telle qu’elle est réellement mais sur la vision biaisée que nous en avons et ce, encore une fois, de façon totalement inconsciente.
Ce risque est rarement à l’esprit des décideurs ce qui explique que très peu nombreuses sont les structures qui ont mis en place des organisations spécifiques pour le limiter. Car il existe des moyens de limiter ce niveau de risque. C’est pourquoi, sans se lancer dans le détail de cette problématique, il nous a semblé important de rédiger cet article qui propose un recensement des principaux biais cognitifs identifiés. Un second article traitera des principales routines susceptibles de les contrer ou à tout le moins d’en limiter les impacts.

Les principaux biais cognitifs
Avec le développement des sciences cognitives, la notion de biais cognitifs est devenue à la mode et chacun y va de sa liste, certains étant capables d'en recenser des dizaines. Evidemment, pour comprendre comment ces biais peuvent impacter nos raisonnements et surtout comment essayer de les gérer, il vaut mieux en proposer une liste maitrisée au risque de se perdre dans trop de détails. Dans son livre, « Vous allez commettre une terrible erreur » (collection « Clés des champs » janvier 2019), O. Sibony regroupe les biais cognitifs en seulement cinq grandes familles : biais de modèle mental, biais d’inertie, d'action, de groupe et d’intérêt. Chacune de ces familles comprenant des risques d'erreur fonctionnant sur des principes similaires. Si on liste rapidement les caractéristiques de ces familles, on peut les préciser de la façon suivante :
Les biais de modèle mental sont liés à la propension qu'a notre cerveau à aller au plus simple : nous avons tous tendance à chercher dans les informations données celles qui confirment nos a priori (nous en avons tout le temps) plutôt que celles qui les contredisent.
Les biais d'inertie s'appuient sur l'aversion que nous avons généralement au risque et au changement ce qui nous pousse à reproduire l'existant même si nous pensons faire le contraire.
Les biais d'action sont la conséquence de la tendance à vouloir nous rassurer et donc à souvent minimiser les risques ou les ripostes que peuvent engendrer nos décisions.
Les biais de groupe sont eux le résultat de la difficulté qu'un individu a à s'opposer à un groupe, même s'il est convaincu d'avoir raison, ce qui appauvrit largement les discussions.
Les biais d'intérêt enfin sont la tendance, de façon toujours totalement involontaire, à favoriser des décisions qui nous avantagent. Cela peut entrainer de minimiser l'impact négatif que pourrait avoir nos décisions et amplifier celui des alternatives possibles par exemple.
Parmi l’ensemble de ces biais, certains sont extrêmement puissants et il convient aux chefs d’entreprise d’en connaître a minima l’existence, ceux qui souhaiteraient atteindre une connaissance plus approfondie de ces phénomènes pourront se reporter aux ouvrages indiqués en référence ou à la formation dédiée aux dirigeants que nous proposons. Parmi les biais dans lesquels il est extrêmement facile de tomber, il est possible de citer les suivants :
- Biais de modèle mental : les biais de confirmation
« L’être humain est le meilleur pour interpréter toute nouvelle information de façon à ce que ses précédentes restent inchangées » (W. Buffet).
Nous allons même plus loin que cette citation de Waren Buffet pour sécuriser nos prises de décisions ou nos opinions sur tel ou tel sujet. Chacun de nous ne rencontrera aucune difficulté à identifier plusieurs situations dans lesquelles nous avons porté préférentiellement attention, parmi l’ensemble des informations à disposition sur les sujets en question, à celles qui validaient nos a priori plutôt qu’à celles ayant tendance à les infirmer. Cette tendance nous amène très régulièrement à minorer voire à exclure inconsciemment toute donnée qui pourrait remettre en cause nos certitudes, que celles-ci soient positives ou négatives. C'est elle par exemple sur laquelle s'appuient les algorithmes des réseaux sociaux lorsqu'ils nous proposent des choses qui vont dans le sens de ce que nous avons apprécié précédemment...
Ce biais est particulièrement puissant parce qu’il s’appuie sur un élément fondamental de la psyché humaine : le besoin d’être rassuré. C’est cette tendance qui a fait apparaître par exemple la notion de « bonnes pratiques ». Or cette notion gagnerait largement à être remplacée par l’identification des « mauvaises pratiques » tant elle est dangereuse à plusieurs titres. En effet :
• S’attacher aux bonnes pratiques considère a priori que ce qui est bon pour l’un est nécessairement bon pour l’autre ce qui suppose une uniformité entre les organisations évidemment très discutable,
• Cette approche s’appuie souvent sur l’identification d’une référence (entreprise, personnage) pour tirer ensuite de TOUTES ses actions une présumée « bonne pratique ». Steve Jobs est un génie, tout ce que fait Steve Jobs est génial ! C’est ce que l’on appelle l’effet de halo. Notez qu’il fonctionne aussi dans l’autre sens : untel est un idiot, tout ce qu’il fait est idiot…
• Ce raisonnement est dangereux car il entraine un phénomène de mimétisme qui réduit la capacité à se différencier et renforcera la concurrence sur d’autres aspects de l’activité des entreprises concernées. Si tout le monde s’organise de la même façon, par exemple en sous-traitant tout ou partie de la production dans des pays à bas coût, cela revient à supprimer toute possibilité de différenciation sur cet axe. Le concept d’« entreprise sans usine » chère à Serge Tchuruk, sans être en soi une erreur (que fait Apple avec ses Iphone ou Nvidia avec la gravure de ses puces spécialisées dans l'IA ?) a cependant entrainé Alcatel dans un combat que l’entreprise n’a pas su gérer et qui a fini par la tuer.
• Enfin, cette approche s’appuie souvent sur la confusion qui peut exister entre performance opérationnelle et stratégie. En clair, elle omet la part de la performance globale liée à la qualité de la mise en œuvre des décisions stratégiques. Dans cette logique, la performance est considérée comme principalement induite par l’idée stratégique et beaucoup moins par l’efficience de sa mise en œuvre. Encore et toujours cette tendance à considérer que « l’intendance suivra »…
C’est ce biais qui est à l’œuvre dans les histoires des avions renifleurs et autres inventions mirifiques présentées par des personnes dont le parcours, les compétences et surtout la façon de présenter l’histoire font que tout un chacun a vraiment envie d’y croire. Car évidemment, biais du survivant (quel slogan génial : « 100% des gagnants ont tenté leur chance », qui pourrait se décliner en « 100% des perdants aussi » mais que le cerveau prend de façon exclusive le plus souvent) et effet de halo font que seules les personnes dont le pedigree permet de penser qu’elles ne peuvent avoir tort peuvent réussir de telles entourloupes. Mais lorsque ce biais est à l’œuvre, il est extrêmement puissant et il reste très difficile de s’en extraire.

- Les biais d’inertie :
« Nothing happens until something moves »
(A. Einstein)
Nous avons tous une aversion naturelle au risque, au changement ou à l’incertitude. Polaroïd a disparu pour n’avoir pas su gérer le virage vers la photographie numérique. Pourtant le PDG du groupe avait clairement indiqué que l’image numérique était pour l’entreprise une tendance très importante et en 1996 l’appareil Polaroïd PDC-2000 était considéré comme le meilleur du marché. Que s’est-il passé ?
Malgré des décisions et des capacités en termes de production et de recherche a priori alignées avec cette évolution du marché, l’entreprise a pêché par inertie. Il ne s’agit pas ici de l’inertie volontaire dont peuvent faire preuve certains au sein de l’entreprise et qui s’apparente alors plus à de l’obstruction. Nous parlons ici de l’inertie inconsciente générée par divers biais issue de notre aversion naturelle au risque ou à l’incertitude comme le biais d’ancrage (extrêmement puissant dans les organisations) qui entraine la reproduction quasi identique d’un exercice à l’autre des allocations budgétaires par exemple au lieu de remettre tout à plat pour répondre aux exigences de la nouvelle stratégie du groupe (l’une des causes principales de l’échec de Polaroïd). A ce titre, une étude du groupe de travail Palladium réalisée en 2006 a montré que plus de 60% des entreprises ne liaient pas leurs allocations budgétaires aux décisions stratégiques (biais d’ancrage qui entraine la reproduction inconsciente d’actions ou de décisions passées). Cela explique pour beaucoup les échecs que rencontrent les entreprises dans la mise en œuvre de leurs axes stratégiques.
De la même façon, notre perception du temps (et l’incertitude inconsciente qui y est associée) a pour conséquence que l’on accorde plus de valeur à un gain immédiat qu’à un gain plus lointain même si ce dernier est significativement supérieur. Polaroïd n’a pas su choisir entre une vache à lait court terme mais menacée (la rente de la photo argentique) et une évolution technologique certainement lucrative mais à plus long terme et donc par définition plus aléatoire. L’adage « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » est évidemment la traduction populaire de ce dilemme.
- Les biais d’action :
« L’intuition est le plus souvent une réminiscence »
(Napoléon)
Beaucoup d’entre nous ont une confiance excessive en nos prévisions et nos intuitions, surtout si celles-ci s’appuient sur notre expérience. S’il n’est pas question de dire qu’il ne faut jamais faire confiance à ses intuitions, il faut avoir conscience que c’est l’environnement de la décision qui dicte si l’intuition peut être pertinente et entendue ou pas.
Napoléon ne dit pas autre chose lorsqu’il établit un parallèle entre intuition et réminiscence. Pour lui, on ne peut se fier à son intuition que si celle-ci est prise dans un environnement qui reproduit des conditions similaires à d’autres déjà rencontrées par le passé. De plus, ces conditions similaires ont dû être rencontrées de façon suffisamment fréquente pour que nous ayons pu en tirer une expérience claire et exploitable. Si les paramètres environnementaux décrivent une situation atypique, rare, changeante et nouvelle, lorsque ces paramètres sont objectivement hors de contrôle du management de l’entreprise, alors l’intuition doit laisser place à l’analyse. Or, une telle attention aux paramètres de la décision est rarement mise en œuvre tant ceux dont l’intuition a permis de réussir une fois ont tendance à lui accorder une confiance aveugle et à y recourir même lorsque les caractéristiques de la situation n’y sont pas favorables. Il n’est pas difficile de trouver des décisions stratégiques fortes, résultat de ces intuitions basées sur une décision précédente couronnée de succès, mais qui, compte tenu des paramètres de la situation concernée, se traduisent par un échec. Echec qui aurait pu, avec une analyse plus objective de la situation, être évité.
Autre biais qui peut pousser à l’action est le simple excès de confiance qui peut se traduire par exemple par la tendance, fréquente dans le monde de l’entreprise, à omettre les réactions que pourraient avoir les concurrents en réponse à telle ou telle action de l’entreprise. Il est fréquent, et fort surprenant, de constater lors de la présentation de business plan, que les prévisions d’activité définies par l’entreprise le soient « toutes choses égales par ailleurs ». La faiblesse de cette approche est qu’elle occulte totalement la réaction des concurrents qui peuvent, selon l’enjeu que représente pour eux la menace portée par les actions de l’entreprise, décider de réagir de façon radicale. La réponse de Clorox à l’initiative de Procter & Gamble sur son marché (« Apprendre à décider » - O. Sibony) est un exemple presque caricatural de cette réalité trop souvent omise par simple excès de confiance.
- Les biais de groupe :
« Dans n’importe quelle organisation sociale, si vous rotez à la table du dîner, on finira par vous envoyer manger dans la cuisine »
(W. Buffet)
Nous éprouvons tous des difficultés à s’opposer à la décision ou à la position d’un groupe d’individus. De nombreuses expériences ont montré cet état de fait comme celles de Salomon Asch dans les années 50. La force du « groupthink » est telle qu’elle peut entrainer une personne à accepter « publiquement » comme vrai un fait qu’elle soupçonne intérieurement d’être faux. Ce biais est tellement puissant que même lorsque l’élément validé par le groupe est manifestement erroné, un individu, aussi légitime soit-il, a du mal à s’y opposer. Ainsi, A. Schlessinger confessera regretter ne pas avoir trouvé la force de s’opposer à la décision qui entrainera le désastre de la Baie des Cochons en avril 61. C. Morel dans ses livres « les décisions absurdes I & II» montre que la catastrophe de Columbia en 2003 est précisément due à cette incapacité à aller à l’encontre du consensus, a fortiori lorsque la personne concernée ne s’accorde pas la légitimité pour exprimer ses doutes.
Cette autocensure appliquée par une personne, ou un service, par manque de légitimité est la conséquence de l’incapacité de la structure à créer les conditions permettant l’expression de ces doutes. Pour réduire le risque généré par cette tendance à l’autocensure, l’armée de l’air française a proposé la réponse suivante : elle a modifié l’approche de préparation de ses missions.
D’une culture centrée sur le pilote (avec les conséquences que l’on peut imaginer, Top Gun n’étant pas totalement une fiction de cinéma…), elle est passée à une culture centrée sur l’objectif de la mission. Ce changement a entrainé une modification radicale dans l’approche et la préparation de chaque mission : à chaque étape de la préparation, c’est la personne la plus compétente à l’étape concernée qui prend les décisions. Par exemple, lorsque l’avion est sur le tarmac prêt à décoller, si, lors des dernières vérifications, le mécanicien au sol considère que l’avion ne peut pas décoller, l’avion ne décollera pas même si le pilote installé dans le cockpit est un haut gradé. A ce stade de la mission, c’est le mécano qui est aux commandes ! Il le sait, son interlocuteur le sait, le mécanicien peut donc prendre ses responsabilités sans craindre de se faire « renvoyer dans ses 22 » par son interlocuteur, pourtant son supérieur dans la hiérarchie militaire.
Sans demander à chaque organisation de mettre en place un tel changement, il est de la responsabilité des organisations de mettre en œuvre les conditions permettant à chacun d’exprimer leurs opinions. Car si le gouvernement américain ou la Nasa ont subi des revers à cause de ce biais « moutonnier », alors toutes les organisations sont menacées par ce risque et l’on ne voit pas au nom de quoi un CODIR, lieu de pouvoir par excellence où tout faux pas peut être fatidique, y échapperait plus que les autres. La citation de W. Buffet présentée plus haut explique aisément pourquoi il arrive parfois que même les plus légitimes sont contraints de se taire face à la décision du groupe.
Ce biais est particulièrement pernicieux car si la prise de décision formelle est bien le fait du président, il se doit d’écouter son CODIR et donc de provoquer une réflexion de groupe, parfois ouverte au-delà du CODIR, avant la prise de décision. Mais cette réflexion, qui devra s’appuyer sur un consensus, ne l’expose-t-il pas à devoir prendre parfois une décision qui va à l’encontre de l’intérêt de l’entreprise simplement parce qu’elle correspond à l’avis du plus grand nombre ou de celui qui parle le plus fort, les opposants restant cois par peur des conséquences d’une prise de position contradictoire ? Ce risque n’expliquerait-il pas pourquoi les CODIR et autres CA ont tant de mal à prendre des décisions partagées par tous et surtout sur lesquelles il est difficile de revenir ?
- Les biais d’intérêt :
« La majorité des violations éthiques se produisent sans que leurs auteurs aient jamais l’intention consciente de manquer à leur devoir »
M. Bazerman & D. Moore
Autre famille de biais particulièrement puissant, à l’œuvre dans plusieurs des exemples cités ci-dessus : le biais d’intérêt. C’est enfoncer une porte ouverte que de dire qu’il est extrêmement difficile de ne pas intégrer son intérêt personnel dans une prise de décision et ce même si la personne concernée est sincèrement persuadée que ce n’est pas le cas.
Là encore, nous ne faisons pas référence aux cas où la décision est sciemment orientée en fonction d’intérêt personnel mais à ceux pour lesquels cette orientation est inconsciente et pour autant bien réelle. La définition de ce biais d’intérêt la plus précise peut être extraite d’une citation de Dan Ariely, professeur de psychologie et économie comportementale à l’université de Duke :
« Nous trichons dans toute la mesure qui nous permet de conserver à nos propres yeux l’image d’une personne raisonnablement honnête. »
L’expérience des deux galeries d’art décrite dans le livre d’O. Sibony, qui met en évidence que les visiteurs préfèrent les tableaux présentés par la galerie qui a financé l’exposition, montre que même lorsque l’intérêt est extrêmement limité, ce biais est à l’œuvre. Au passage, le fait que les visiteurs appréciaient réellement les tableaux de la galerie qui avait financé l’exposition a été prouvé par observation IRM. Il ne s’agit donc pas là d’un comportement « social » de politesse envers celui qui s’est le plus engagé mais bien d’un sentiment réellement éprouvé. C’est dire si ce biais est puissant et insidieux.

La difficulté que nous éprouvons à nous affranchir de ces biais cognitifs qui nous guettent tous est en particulier la conséquence du fait que ces biais n'agissent jamais seuls. Car là réside leur risque ultime : les biais sont toujours combinés de sorte qu’il est extrêmement difficile de les contrer seul car mettre en place des routines personnelles pour combattre tel ou tel biais risque d’en activer d’autres. La conséquence de cette réalité est qu’il serait présomptueux de penser corriger ces biais par soi-même, grâce à des routines personnelles censées rappeler à tout moment que notre décision est sous leur menace. La correction de ces biais nécessite des stratégies bien plus performantes, le plus souvent multiples et certainement collectives. Nous verrons quelles réponses il est possible d'apporter pour sinon supprimer tout du moins réduire l'impact de ces biais sur les processus de prise de décision des dirigeants en général et dans le domaine stratégique en particulier.
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